Quand on tombe sous le charme d’un auteur à la lecture d’un premier livre, on a souvent peur d’être déçu par les suivants. J’avais adoré L’Harmattan (1964), de l'écrivain et cinéaste sénégalais Sembène Ousmane : mon premier pas vers la littérature africaine. Alors que je n’avais de connaissance « sensible » de l’Afrique que les films ramenés par mon grand-père, dans les années 1950, de ce qu’on appelait alors l’Oubangui-Chari, j’imaginais au cours des pages de ce roman la moiteur de l’Afrique, elle s’imprégnait en moi petit à petit, chapitre après chapitre.
Je n’ai pas trouvé cette touffeur au Sénégal, quelques semaines plus tard, en pleine saison sèche. Et en fait, l’intrigue de L’Harmattan n’avait pas lieu au Sénégal, ni même dans aucun autre pays d’Afrique – plus précisément, le récit se déroule dans n'importe quel pays d'Afrique de l'Ouest, mais ceci est une autre histoire. Si je dis cela, c’est que Sembène Ousmane est de ces écrivains à la plume rare, dotés d’un don pour la description qui dépasse les mots : il en dit beaucoup, on en comprend, on en « ressent » beaucoup plus ; car Sembène Ousmane nous fait « sentir » ce qu’il raconte ; et peu importe que cette « sensation » soit stimulée par son seul art de la narration, ou alimentée par une expérience, un vécu, des souvenirs que la lecture fait resurgir. Dans Les Bouts de bois de Dieu (1960), la sécheresse et la poussière sont omniprésentes.
J’avais adoré L’Harmattan, disais-je. J’avais ensuite lu, dans l’ordre, le recueil de nouvelles Voltaïque (1962), puis un roman assez bref, Le Mandat (précédé de Vehi Ciosane, 1966), qui ne m’avaient pas fait autant d’effet. Ce n’est pas le cas des Bouts de bois de Dieu, qui m’ont transporté. Peut-être le talent, la force de l’écrivain sénégalais prennent-ils toute leur envergure dans les textes longs ?
L’histoire s’inspire d’un fait historique réel : la grève des 20 000 cheminots de la ligne Dakar-Niger, en 1947, afin d’obtenir les mêmes droits que leurs homologues français. A Bamako, à Thiès, à Dakar, les travailleurs et leurs familles se mobilisent pour organiser la résistance face à une administration coloniale qui prend leurs revendications pour des caprices d’enfants.
S’il est un écrivain en Afrique qui peut se rattacher à la grande tradition du roman social du XIXème siècle, c’est bien Sembène Ousmane. En lisant Les Bouts de bois de Dieu, on pense à Zola ; moins à La Bête humaine qu’à Germinal (malgré la locomotive). On y rencontre des grévistes en proie au doute quant à la meilleure façon de mener la grève – comment faut-il se comporter à l’égard des « jaunes » ? – et des femmes qui se démènent pour apporter eau et nourriture au foyer, qui se font justice elles-mêmes, n’ont pas peur d’en découdre avec les forces de l’ordre et qui, surtout, apportent un soutien indéfectible à leurs époux.
Le rôle des femmes, c’est d’ailleurs un des thèmes majeurs de ce roman. Je suis tombé récemment sur une phrase du cinéaste polonais Andrzej Wajda qui, évoquant la grève des chantiers navals de Gdansk, en 1980, disait : « Les ouvriers n’auraient jamais gagné sans l’appui et la lucidité de leurs femmes. » C’est vrai aussi de Bamako, Thiès et Dakar. La différence est qu’en l’occurence, Sembène Ousmane fait état d’un bouleversement dans la société sénégalaise où, pour la première fois, les femmes prennent la parole en public et ouvrent la marche – au propre comme au figuré puisqu’elles iront à pied de Thiès à Dakar pour se faire entendre des autorités.
De fait, Les Bouts de bois de Dieu décrivent une région, une civilisation, en mutation, partagées qu’elles sont entre méfiance et attirance vis-à-vis de la modernité occidentale. A Dakar, Ndèye Touti, qui est allée à l’école des Blancs, se rêve un destin d’héroïne de roman français, mais ses illusions disparaissent quand elle surprend la conversation pleine de mépris de « toubabs » « amis de l’Afrique ». A Bamako, Tiémoko, le responsable local de la grève, ne sait comment arbitrer entre la sagesse des anciens et les préceptes syndicaux. Enfin, Bakayoko, leader charismatique du mouvement d'un bout à l'autre de la ligne, se voit obligé de sacrifier les usages africains à l’intransigeance de sa mission, tout en s’indignant de devoir parler français pour négocier…
Du point de vue du colonisateur aussi, des changements interviennent à cette époque. C’en est fini d’une certaine « Afrique de papa », et les vieux de « la colo » peuvent mettre au placard leur paternalisme méprisant. Une nouvelle génération de « colonisés » émerge alors, moins soumise, mieux informée, plus revendicatrice. Pas forcément plus radicale car, en toile de fond, Sembène Ousmane délivre ce message : « Heureux est celui qui combat sans haine. » La morale de l'histoire finit de faire des Bouts de bois de Dieu un grand, un très grand roman.
Les Bouts de bois de Dieu
de Sembène Ousmane
Le Livre contemporain, 1960
en édition Pocket, 379 p., 5 euros
Lire aussi la chronique de la pièce de théâtre tirée du roman chez Gangoueus.
Un très grand roman que j'ai "revécu" à l'occasion de son adaptation sur la scène du théatre de la Tempête de Vincennes par Hugues Serge Limbvani. Un très beau moment, et un beau succès.
RépondreSupprimerMerci pour l'info, du coup j'ai mis un lien vers l'article en question. Si vous entendez parler de nouvelles représentations de cette pièce à Paris, vous me tenez au courant ?
RépondreSupprimerLa pièce les bouts de bois de Dieu se joue le 15 janvier 2010 à Bagneux au Théâtre Victor Huguo. Merci de diffuser l'information.
RépondreSupprimerOK, merci pour l'info !
RépondreSupprimerquelles sont vos impressions sur Niiwam aussi par Sembene Ousmane?
RépondreSupprimerDésolé, je n'ai pas (encore) lu ce livre...
RépondreSupprimerje viens de finir la lecture de ce merveilleux roman à la fois dénonciateur et revendicateur! un roman bien original par rapport à "voltaique" et "le mandat" du même auteur que j'ai lu précédemment. les bouts de bois de Dieu est en effet véritable "germinal" d'Afrique comme vous l'avez mentionné dans votre beau compte rendu de lecture. toutefois il évident de remarquer que le travail dont sont victimes les cheminots dans ce roman a la spécialité de déshumaniser les êtres psychosomatique qu'ils sont. ils sont exploités et surexploités par une minorité de colons blancs despotiques! eh bien vient la grève;le moment de la revendication des traitements inhumains, le salaire dérisoire et discriminatoire, l'amélioration des conditions de travail et tout ce que cela comporte. Sembene Ousmane nous étale tout ça dans un univers grotesque! voilà ce qui fait l'originalité même de ce roman!
RépondreSupprimerce roman est l'un des meilleur romans africain
RépondreSupprimerqu'est ce qui a poussé Sembène Ousmane a passé de la litterature au cinema?
RépondreSupprimerclaudehounkponou1@gmail.com
Résumé de texte
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