A la lecture de ses précédents ouvrages, Verre Cassé et Mémoires de porc-épic, on aurait pu être tenté de réduire les romans d’Alain Mabanckou à des histoires sans ponctuation – sinon la virgule – écrites par un Congolais à casquette molle. Un style original et qui sert à merveille les récits truculents de l’écrivain, mais, pour son dernier livre, Mabanckou a abandonné cette marque de fabrique avant qu’elle ne devienne carcan et, dans Black Bazar (2009), le point et la majuscule font leur grand retour !
Cette précision faite, reste que Black Bazar s’inscrit dans la droite ligne de Verre Cassé. Dans ce dernier, un habitué d’un bar congolais crasseux – Le Crédit a voyagé – se voyait remettre par le patron un cahier dans lequel écrire les anecdotes pittoresques et décrire les personnages picaresques du troquet. Le narrateur – à la première personne – de Black Bazar, c’est un peu Verre Cassé qui se retrouverait à Paris devant une machine à écrire et qui se mettrait à raconter, de manière tout aussi désordonnée, ses errements dans la capitale.
On ne connaît pas son nom. C’est un Congolais du « petit Congo » arrivé à Paris quinze ans plus tôt ; un « sapeur » (adepte de la Sape, la Société des ambianceurs et des personnes élégantes) portant costumes Emanuel Ungaro et chaussant Weston, qui décrypte la personnalité des hommes en observant leurs nœuds de cravate ; un « fessologue » qui analyse le potentiel des femmes en lorgnant leur « face B ». Trompé, largué par la mère de sa fille, il se découvre une vocation d’écrivain…
A travers cette chronique d’un Africain à Paris, Alain Mabanckou jongle, avec humour et fausse naïveté, avec les préjugés et les identités, incarnés par une galerie de personnages hauts en couleur qui déclinent leur mélanine sur toute la palette de la négritude. Il y a l’Ivoirien qui veut prendre une revanche « à l’horizontale » sur la colonisation, le Franco-Ivoirien « blanc le jour et noir la nuit », la Congolaise née dans la grisaille de France et pourtant si noire, l’Antillais raciste, l’Arabe du coin chantre de l’unité africaine, le Breton qui aime l’Afrique…
Tout ce petit monde se côtoie dans le fief parigo-africain formé par le triangle Château rouge, Château d’eau et Châtelet-Les Halles. Et ça discute filles et bouquins, trou de la Sécu et Western Union… Avec légèreté ou passion, les avis s’échangent et, au fil des discussions et des pensées du narrateur, Alain Mabanckou aborde tour à tour les différentes préoccupations, moins pratiques qu’intellectuelles, d’un Africain en France. Sans pour autant épargner le continent d’origine.
Privilégiant une écriture directe, sans chichis, Alain Mabanckou signe ici un roman stimulant qu'on lit d'une traite et qui flatte la langue française. Mabanckou déforme les expressions ; truffe réflexions, dialogues et monologues – savoureux – de références artistiques, historiques ou politiques plus ou moins explicites ; et rend, par la nature de l’intrigue et par la manière de la raconter, un hommage à peine voilé à l’acte d’écrire.
Black Bazar
d’Alain Mabanckou
Seuil, 2009
247 p., 18 euros
Une autre chronique de Black Bazar sur le blog Passionnante littérature !
PS : A propos des « sapeurs », je ne peux que vous recommander la lecture du dernier numéro de l’excellente revue trimestrielle XXI, qui consacre 26 pages à un récit photo d’Hector Mediavilla sur « les sapeurs de Brazza ». En vente en librairie.
XXI
n°6, printemps 2009
210 p., 15 euros
Alain Mabanckou-Black Bazar-2009 Seuil 247 pages- P.H 27/12/2009
RépondreSupprimerL’humour, certes, mais une appropriation décalée par un noir, du regard des non- noirs sur le noir qui vit à Paris dans le secteur Barbès-Myrrah. Château d’Eau, Château Rouge sont des lieux de prédilection pour le héros de l’histoire, alors que le tourisme ignore le XVIII è arrondissement tel qu’il est décrit.
Le surprenant Mabanckou, dont la quatrième de couverture dit qu’il professe outre-Atlantique à l’UCLA, comment fait-il pour endosser la peau intime de l’habitant de ce petit coin de planète noire, à Paris, peuplé d’ethnies aussi variées ? Je n’ai pas de réponse, mais il doit y avoir vécu, sinon, je ne vois pas comment son livre fourmillerait de détails aussi étonnants et primesautiers.
L’humour, grâce aux expressions savoureuses transportées du continent africain sur ce petit Bazar, où fleurissent échoppes de défrisage, librairies spécialisées, et le plus grand marché africain de France. L’humour et ses trouvailles patronymiques !
Dans son journal, le héros est un noir super "sapé", qui juge les noirs non-congolais comme des primates, grand amateur de postérieurs féminins noirs, ce qui en fait, selon ses amis, un expert, surnommé le « fessologue ». Il a un peu de mal, cependant, à stabiliser ses noires compagnes successives, aux noirs desseins, jusqu’à ce qu’il trouve la perle rare.
Un livre émaillé de propos crypto-politiques, sur le destin de l’Afrique, ses dirigeants, les obsessions d’ex-colonisés, leur désir de faire payer les nations des ex-colons, le comportement des belgo-français, la musique africaine, la découverte tardive du jazz de Miles Davis, le défrisé, les écrivains français et noirs, les peintres. Un livre ciselé par un intello nourri aux mamelles de la culture élitique française, inconvenant et paradoxal, autant que l’esprit de Mabanckou, vis-à-vis des idées reçues sur les sociétés noires et blanches et les petits héros du quotidien, hauts-en-couleurs . Un roman dont le rythme décousu peut surprendre, mais si cocasse. Il mériterait un film. Il faudrait que son réalisateur manie avec doigté le déroulement, en évitant l’effet-charge, qui passe fort bien dans ce discours écrit, mais ne passerait pas forcément aussi bien dans l’image.
Pierre Hesbert