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lundi 5 avril 2010

« Cette vie », de Karel Schoeman


Austère. C'est le premier mot qui me vient à l'esprit pour qualifier ce roman. Austère comme le veld sud-africain, battu par les vents, où paissent les moutons et scintillent des lacs, et que Karel Schoeman ne se lasse pas de décrire tout au long de Cette vie (1993), avec, bien souvent, les mêmes mots, le même regard : plateau immuable sur lequel seules les saisons ont prise. Austère, aussi, comme la vie des Afrikaners qui peuplent le Roggeveld au tournant du XIXème siècle : familles d'éleveurs taiseux qui ne quittent leur ferme que l'hiver, pour se rendre en transhumance dans la plaine du Karoo. Austère, enfin, comme la vie de celle qui raconte l'histoire, sa propre histoire : une vieille fille sur son lit de mort qui se remémore sa « drôle » d'existence. Par « drôle », comprendre « insensée » plutôt que « fantaisiste ».

Elle fut la benjamine d'une famille d'éleveurs de moutons, propriétaires terriens aisés par rapport au reste de la société clairsemée qui survivait sur le plateau : bergers journaliers, nomades de passage, domestiques. Au soir de sa vie, là voilà qui peine à trouver le sommeil dans une chambre de la maison construite par ses aïeux, où elle est née et a passé la quasi-totalité de sa vie. Dans le noir, des souvenirs, des bribes de souvenirs, l'assaillent, s'entrechoquent et, parfois, s'imbriquent miraculeusement. Elle ne peut alors s'empêcher de tenter de réunir les pièces du puzzle par lequel, peut-être, son existence révèlera son sens caché.

A partir d'éclairs jaillis d'un passé déjà lointain, elle essaie de dissiper les ombres, de percer les mystères sur lesquels ni les inscriptions gravées sur les pierres tombales de ses proches, ni les dates soigneusement reportées dans la Bible familiale, ne disent rien. Dans quelles circonstances son frère Jakob, dont on retrouva le corps dans une crevasse, a-t-il réellement trouvé la mort ? Qu'est-il advenu de son épouse Sofie, qui amena tant de joie dans la maison et disparut un beau jour, en même temps que son second frère Pieter ? Et pourquoi celui-ci revint-il des années plus tard, méconnaissable, hagard ?

Elle est celle à qui l'on n'expliquait jamais rien, celle qu'on ne voyait pas, celle qui ne parlait pas, celle qui se contentait d'observer et d'écouter, celle qui mourra sans personne pour la pleurer. Si transparente qu'elle n'a pour se souvenir quasiment aucune parole à elle adressée, seulement des chuchotements surpris derrière un rideau, les ricanements des domestiques, et des images encore floues, fugitives, auxquelles elle parvient peu à peu, à tâtons, à donner une signification.

Karel Schoeman nous parle ici d'une Afrique du Sud reculée, isolée, méconnue. A des centaines de kilomètres des lumières du Cap, à des dizaines d'années des enjeux de l'apartheid. Une sorte de far-west sud-africain où le passage d'une roulotte constitue le seul événement, la seule distraction apparente. Mais, derrière les volets clos des maisons, se trament des intrigues cachées, des jeux de pouvoir non avoués, des drames qu'il est de bon ton de taire.

Il faudra une vie entière à la narratrice pour comprendre tout cela. Et plus de 250 longues pages au lecteur pour prendre le temps de s'interroger sur son propre destin. Car le roman écrit par Karel Schoeman à l'âge de 53 ans ne manque pas de susciter cette angoisse, en forme de point d'interrogation, qui assaille tout homme à l'existence bien entamée : quand il ne reste de nous plus qu'un nom sur une stèle et quelques souvenirs dans les têtes, à quoi se résume une vie ?

Cette vie
Titre original : Hierdie Lewe (1993)
de Karel Schoeman
Traduit de l'afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein
Phébus, 2009
265 p., 21 euros

Lire d'autres chroniques de Cette vie sur les blogs Passion des livres et Ici Palabre.

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