Blog consacré aux littératures africaine et caribéenne. En sommeil depuis octobre 2010.

samedi 20 mars 2010

Afrique : 50 ans d'indépendance, un siècle de littérature


Ces dernières semaines,
je n'ai pas eu beaucoup de temps à consacrer à ce blog, et la fréquence des billets publiés s'en est ressentie. Pour compenser, je me permets de vous renvoyer vers ce que des spécialistes de la littérature africaine écrivent bien mieux que moi : trois articles, signés de Tirthankar Chanda pour les deux premiers et de Jacques Chevrier pour le troisième, qui font dialoguer littérature noire et histoire de l'Afrique, alors que l'on célèbre en 2010 les 50 ans de l'indépendance de nombreux pays africains.

1) « Orphée débaîllonné : naissance de la littérature noire »

Dans ce premier article, Tirthankar Chanda, journaliste littéraire à RFI et professeur à Paris-VIII et à l'Inalco, s'intéresse à l'émergence de la « littérature nègre ». Si le Sénégalais Amadou Mapaté Diagne peut être considéré comme le premier écrivain africain, il faut souligner que son court récit, Les Trois Volontés de Malic (1920), reste très marqué par le genre du « roman colonial » et ne peut de ce fait prétendre représenter la littérature africaine.

L'acte de naissance de celle-ci vient un an plus tard, en 1921, avec la parution de Batouala, du Guyanais – autre paradoxe – René Maran, qui obtient le prix Goncourt malgré une préface très virulente à l'égard du système colonial : le « style nègre » était né, estimera Léopold Sédar Senghor, voyant en René Maran le « précurseur de la Négritude ». Le mouvement porté par Senghor, Césaire et Damas se développe dans les années 1930 et, après-guerre, se mêle, dans les oeuvres des nouveaux romanciers qui émergent alors, à des thématiques de contestation et de révolte contre le système colonial.

« Les années 1950 et 1960 représentent l'âge d'or du roman africain d'expression française, écrit Tirthankar Chanda, avec la publication des grands classiques » : L'Enfant noir (1953), de Camara Laye ; Le Pauvre Christ de Bomba (1956), de Mongo Béti ; Les Bouts de bois de Dieu (1960), de Sembène Ousmane ; L'Aventure ambiguë (1961), de Cheikh Hamidou Kane.

Lire l'article sur RFI.fr


2) « Les indépendances au miroir des littératures africaines »

Après les indépendances, les écrivains africains retournent « l'engagement forgé dans le haut fourneau des combats coloniaux contre les nouveaux maîtres de l'Afrique », explique Tirthankar Chanda dans ce deuxième article, et dénoncent la corruption, la violence, le népotisme, les coups d'Etat, les dictatures...

C'est le cas notamment du Malien Yambo Ouologuem qui publie Le Devoir de violence (1968) et de l'Ivoirien Ahmadou Kourouma qui, dans Les Soleils des indépendances (1968 également), invente en outre une langue d'écriture métissée qui bouscule le français classique. Toute une génération de nouveaux écrivains s'inscrit par la suite dans l'héritage de Ouologuem et Kourouma, parmi lesquels Williams Sassine (Guinée), Tierno Monénembo (Guinée), Boubacar Boris Diop (Sénégal), Emmanuel Dongala (Congo), etc.

Autre vague, les écrivaines africaines font leur entrée sur la scène littéraire à partir de la fin des années 1970 : d'abord avec la Sénégalaise Mariama Bâ (Une si longue lettre, 1979), puis avec Aminata Sow Fall (Sénégal), Ken Bugul (Sénégal), Véronique Tadjo (Côte d'Ivoire) ou Calixthe Beyala (Cameroun).

Enfin, une quatrième génération, transcontinentale voire universaliste, émerge dans les années 1990-2000 et se détache de l'Afrique comme unique thématique : ses principaux porte-parole s'appellent Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi, Kossi Efoui, Kangni Alem, Fatou Diome, etc.

Lire l'article sur RFI.fr


3) « Cinquante ans de littérature africaine subsaharienne »

Dans ce troisième article, Jacques Chevrier, grand spécialiste des lettres africaines, professeur à la Sorbonne et auteur, entre autres, de l'ouvrage de référence Littérature nègre (1974), revient sur les thèmes abordés ci-dessus. Il rappelle que le fait littéraire est déjà présent en Afrique bien avant les indépendances, au travers notamment de la pensée de la Négritude.

Il insiste sur le tournant que prend la littérature africaine en 1968, avec la publication du Devoir de violence, de Yambo Ouologuem, qui « fait voler en éclats le mythe de la grande fraternité nègre », et des Soleils des indépendances, d'Ahmadou Kourouma, qui « inaugure, sur le mode la dérision, la veine des récits du désenchantement post-colonial » et « apporte la preuve qu'un écrivain africain peut couler son écriture dans le moule d'une pratique langagière autre » que le français. Une rupture dans l'écriture que le Congolais Sony Labou Tansi portera à son apogée dans La Vie et demie, en 1979 ; une déconstruction du récit qu'on retrouve aussi chez Boubacar Boris Diop, Kossi Efoui et Abdourahman Waberi.

Jacques Chevrier évoque également des auteurs socialement engagés : Mariama Bâ, Were Were Liking, Calixthe Beyala, Tanella Boni ou Véronique Tadjo, chez les écrivaines, engagent une « guerilla féministe » ou bien disent « le mal-être engendré par l'univers urbain », avec parfois un recours au « carnavalesque » que l'on retrouve par ailleurs chez Sony Labou Tansi, Florent Couao-Zotti ou Williams Sassine. Cette « violence scripturaire » est aussi mise au service d'une « écriture de la guerre » qui aborde les conflits inter-ethniques en Sierra-Leone, au Liberia ou au Congo (Ahmadou Kourouma, Emmanuel Dongala), sans oublier le génocide rwandais (Boubacar Boris Diop, Véronique Tadjo, Abdourahman Waberi, Tierno Monénembo).

Enfin, l'auteur de l'article s'intéresse, en Europe, au courant qualifié de « littérature de banlieue », mené par des écrivains nés dans les années 1970, tels que Mamadou Mahmoud N'Dongo. Ces écrivains, avec les nombreux autres qui « évoluent entre plusieurs pays, plusieurs langues et plusieurs cultures », dessinent un nouveau courant, celui de la « Migritude », où ils se définissent d'abord comme écrivains, accessoirement comme nègres.

Lire l'article sur Cultures Sud

samedi 13 mars 2010

« Trois femmes puissantes », de Marie Ndiaye


Je déroge une nouvelle fois à la ligne éditoriale de ce blog, laquelle voudrait que je ne parle que de livres écrits par des auteurs africains (ou antillais). Certes, l’écrivaine française Marie Ndiaye, malgré son nom, n’a de sénégalais que son ascendance paternelle et n’a pas passé, au cours de sa vie, plus de quelques semaines en Afrique. Mais, d’une part, son dernier roman, Trois femmes puissantes (Gallimard), se situe pour une large part en Afrique (Dakar n’est jamais cité mais les noms des quartiers, entre autres, sont sans équivoque) ; et, d’autre part, le prix Goncourt 2009 – un prix largement mérité, autant le dire tout de suite – valait bien cette « entorse au règlement ».

Comme son nom l’indique, Trois femmes puissantes raconte les histoires, si éloignées l’une de l’autre et qui pourtant se croisent par d’infimes détails que le lecteur prendra plaisir à découvrir, de trois femmes « qui disent non », écrit l’éditeur. Elles s’appellent Norah, Fanta et Khady et, si elles sont « puissantes », c’est avant tout par leur attitude résolue plus que volontaire face à la vie : campées dans leurs existences respectives, alors que le monde bouge, s’effondre parfois, elles apparaissent comme des rocs immuables que les aléas de la vie et les gestes de leur entourage peinent à effriter. Mais commençons par les présenter.

Norah. C’est peut-être la « femme puissante » qui ressemble le plus à Marie Ndiaye. Après avoir passé une partie de son enfance au Sénégal, Norah a suivi sa mère en France, où elle a grandi et réussi – elle est devenue avocate, mère d’une petite fille et concubine d’un drôle d’Allemand. A 40 ans, voilà que son père, resté à Dakar et avec qui elle n’a guère plus de liens, lui demande de venir sans lui en préciser le pourquoi. Elle comprendra plus tard qu’il s’agit de faire libérer son frère, Sony, de la prison de Reubeuss où il croupit pour des raisons qu’il lui faudra démêler… Norah est peut-être aussi la plus fragile de ces « femmes puissantes ». Sûre d’elle-même à son arrivée, pleine de certitudes quant à la manière de mener sa vie et celle des autres, elle devra petit à petit, confrontée à l’ombre terrible du père et à ses angoisses finalement révélées, revoir ses jugements, laisser le doute s’insinuer en elle, accepter de ne pas tout contrôler.

Fanta. Fanta n’est une « femme puissante » que par son omniprésence figée, fichée dans l’esprit de son compagnon, Rudy Descas. D’ailleurs, à aucun moment elle n’apparaît en tant que personnage en chair et en os dans le roman. Marie Ndiaye se concentre plutôt sur le tourmenté Rudy, vendeur de cuisines dans la campagne girondine. Lui et Fanta se sont connus dans un collège de Dakar où ils étaient professeurs. Un incident les a poussés à venir s’installer en France, pour le meilleur et pour le pire… Depuis, Fanta attend dans leur pavillon que leur fils rentre de l’école, tandis que Rudy culpabilise, se morfond, ressasse l’histoire familiale qui les a emmenés ici et se résigne, malgré lui, à cette vie qu’ils n’ont pas vraiment choisie.

Khady. « Khady Demba », ce nom, c’est sa force, c’est tout ce qu’elle a. Pas de famille : ses parents l’ont fait élever par sa grand-mère, morte depuis longtemps. Pas de mari : son homme est mort après trois ans de mariage. Pas de travail : après la mort de son mari, le propriétaire de la buvette où ils travaillaient l’a mise à la porte pour y installer un autre couple. Pas d’enfant : son mari est mort avant d’avoir pu lui en donner un, elle en avait pourtant tellement envie. Désormais, Khady vit une existence effacée chez ses beaux-parents, où elle participe aux tâches de la maisonnée, un point c’est tout. Jusqu’au jour où ceux-ci décident de l’envoyer en France, chez une cousine : ce sera une bouche de moins à nourrir et peut-être pourra-t-elle envoyer de l’argent ? Toujours passive, Khady accepte le destin que d’autres tracent pour elle, « Khady Demba ». Mais, une nuit, à peine embarquée dans une pirogue bondée, elle prend sa vie en main pour la première fois, et saute à terre…

Marie Ndiaye prend son temps pour nous décrire les états d’âmes qui agitent ces personnages. Des phrases longues, léchées, qui nous plongent dans l’esprit de Norah, Rudy et Khady, au gré du cheminement de leurs pensées, des tâtonnements de leurs jugements, des atermoiements de leurs tourments. La comparaison est peut-être osée mais, personnellement, cette écriture m'a rappelé Julien Gracq. Avec une touche surnaturelle en plus, que l'on trouve par ailleurs dans d'autres œuvres de Marie Ndiaye (en l'occurrence, je pense aux fantômes d'Un temps de saison, 1994).

Au bout du compte, l’on se rend compte que c’est le thème de l’incommunicabilité qui est au cœur de ce roman avare de dialogues, et que les « trois femmes puissantes » de Marie Ndiaye ne sont fortes que parce qu’enfermées dans leur for intérieur. C’est finalement aussi leur faiblesse. Norah n’arrive pas à parler avec ses proches et à se réconcilier avec sa propre histoire ; Fanta ne sait pas libérer, décomplexer l’amour que Rudy lui porte ; Khady, ignorée des autres, les ignore en fait tout autant, focalisée qu’elle est sur elle-même, « Khady Demba ».

Trois femmes puissantes
de Marie Ndiaye
Gallimard, 2009
317 p., 19 euros


Marie Ndiaye est née en 1967 à Pithiviers, dans le Loiret, d'un père sénégalais et d'une mère française. Auteure précoce, elle est repérée par Jérôme Lindon, des éditions de Minuit, qui publie son premier roman, Quant au riche avenir, en 1985. Suivront de nombreux romans (environ un tous les deux ans), dont Rosie Carpe (2001), qui obtient le prix Femina, et Trois femmes puissantes (2009), qui lui apporte la consécration avec le prix Goncourt. Marie Ndiaye est également l'auteure de plusieurs pièces de théâtre. Son frère, Pap Ndiaye, est historien et auteur de La Condition noire.

Lire aussi : Marie Ndiaye, René Maran : les « scandales » du prix Goncourt

Lire d'autres chroniques de Trois femmes puissantes sur les blogs Biblioblog, Pages à pages, Le Globe-Lecteur et Chez Gangoueus.